Il est à peine 15 heures du côté de la rue de Furnes, la tension est déjà palpable chez les carnavaleux qui arrivent par groupes compacts. Sur place, des centaines de masquelours qui commencent à entonner des chants attendent avec impatience le départ de la visscherbende en observant le moindre mouvement du tambour-major dunkerquois, Cô Boont’che, qui, depuis 2011, règle avec maestria la bande de Dunkerque qu’il connaît bien car il a manié le tambour plus de 27 ans. Son rôle est primordial : c’est lui qui fait avancer la bande en faisant jouer les fifres et déclenche les chahuts au son des cuivres. Il met aussi parfois un peu de discipline dans cette joyeuse pagaille, malgré tout organisée. Un impératif pour lui : amener le cortège des joyeux lurons à 17 heures tapant au pied de l’Hôtel de ville pour le lancer de harengs, l’un des temps forts du carnaval dunkerquois ; cette année 2800 pièces ont été lancées, soit environ 500 kg.
Lorsque Cô Boont’che lève son bâton vers le ciel, c’est le signal du départ. Roulements de tambours… et c’est parti pour plus de cinq heures de folie, de défoulement et surtout de bonne humeur, du premier chahut au rigodon final, place Jean-Bart où sera entonné par des milliers de gorges déployées l’émouvante Cantate à Jean Bart.
Difficile de raconter le carnaval de Dunkerque ; il ne s’explique pas, il se vit !
Place à l’image…
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Trois mois de festivités
Le carnaval de Dunkerque se répartit sur près de trois mois au cours desquels les bandes et les bals se succèdent. Chaque ville et village de l’agglomération possède sa bande* et la plupart des bals se répartissent dans deux grandes salles, le Kursaal à Dunkerque et La Poudrière à Leffrinckoucke. La période la plus importante du carnaval sont les Trois Joyeuses qui se déroulent le week-end du Mardi gras : la bande de Dunkerque le dimanche ; la bande de la Citadelle - quartier portuaire de Dunkerque - le lundi et la bande de Rosendaël le Mardi gras.
Pendant trois jours, beaucoup de carnavaleux ne rentrent pas chez eux ; d’autres profitent même de cette période pour poser une semaine de congés. Le carnaval est en effet une véritable institution à laquelle les Dunkerquois sont très attachés ; il se vit à fond ! L’événement a aussi une fonction sociale. Cette tradition est transmise de génération en génération, et ce dès le plus jeune âge. Même à l’école, on fait carnaval ! La bande, c’est aussi le moment où toutes les barrières sociales tombent. Des personnes qui ne se connaissent pas vont chahuter et chanter en choeur bras dessus-bras dessous. Mais attention, on ne chahute pas n’importe comment ! Il existe une charte du carnaval à respecter.
La bande de Dunkerque est l’apothéose du Carnaval ; elle est aussi celle qui déplace le plus de foules. Selon des chiffres officiels, la bande est constituée de 40 000 à 50 000 personnes présentes avec près de 5 000 carnavaleux actifs. Une personne sur deux est déguisée.
*La bande, c’est le nom donné à l’événement et au cortège de carnavaleux. Derrière les musicienset le tambour major, les carnavaleux – ou masquelours - en ligne se tiennent bras dessus-bras dessous, avançant en rangs serrés et chantant le répertoire traditionnel des chansons du carnaval.
La bande : mode d’emploi
La bande se déplace dans les rues de la ville en chantant des airs carnavalesques. Elle est composée d’un tambour-major habillé d’un costume de l’Empire, d’un groupe de musiciens vêtus du ciré jaune des pêcheurs et enfin, de la foule compacte mais organisée des carnavaleux qui se tiennent par les coudes et forment des lignes qui se suivent. Pendant le défilé, le tambour-major arrête les musiciens,protégés par la première ligne, qui jouent alors des morceaux. La foule se regroupe, les premières lignes se bloquent et retiennent derrière elles les milliers de carnavaleux qui poussent et qui sautent.
Cela constitue le moment le plus physique du carnaval. Ensuite, le cortège se remet en marche. Les premiers rangs de la bande sont très hiérarchisés, ce sont les premières lignes, composés de carnavaleux expérimentés aux physiques imposants. Ce sont aussi parfois des membres d’associations philanthropiques. C’est aux premiers rangs qu’appartient le privilège de protéger les musiciens du reste de la foule qui les suit. Ces premières lignes n’hésitent pas, parfois, à écarter de façon musclée les carnavaleux jeunes ou amateurs qui n’ont rien à faire là. La foule parcourt ainsi la ville pendant près de quatre heures. Le long du défilé se succèdent des cafés où tous les carnavaleux s’arrêtent pour se reposer. La bande est ainsi prétexte à d’innombrables pèlerinages, appelés chapelles.
Tout au long du défilé, la bande attire de nombreux spectateurs non déguisés qui se placent le long des trottoirs. La bande grossit de plus en plus jusqu’au moment du traditionnel jet de harengs évoquant le départ des pêcheurs dunkerquois pour l’Islande. Du haut du balcon de l’Hôtel de ville sont jetés près de 500 kg de harengs saurs - 2800 pièces exactement, cette année - emballés sous cellophane aux milliers de carnavaleux massés au pied de l’édifice. Chacun essaye d’attraper un poisson, tel un précieux trophée, souvent dans un état de frénésie impressionnante. Il sera dans la plupart des cas dégusté sur place. Puis le maire brandit un homard qu’il présente à la foule qui scande alors : « Delebarre, des homards ! ». Celui qui a la chance de s’emparer d’un homard – en plastique – peut le rapporter à la mairie où il lui sera remis, en échange, un bon pour en obtenir un vrai dans une poissonnerie. En réalité, bien peu le font car les carnavaleux préfèrent garder ce trophée pour le montrer à leurs amis.
Quand la nuit tombe, le cortège arrive place Jean Bart pour le Rigodon final qui peut durer plus d’une heure ; c’est le point d’orgue de la journée. Tous les carnavaleux tournent autour du kiosque où trônent tambour-major et musiciens. Tout le répertoire musical du carnaval est joué et les chahuts s’y succèdent à un rythme infernal. Cela continue jusqu’à qu’à ce que s’élève de toutes les gorges, La Cantate à Jean Bart, hymne que les Dunkerquois chantent main dans la main, genou à terre et chapeau bas en hommage au vaillant corsaire dunkerquois. Ils entonnent également avec une grande émotion
L’Hymne à Cô-Pinard, ancien célèbre tambour-major de Dunkerque.
Ensuite, nos carnavaleux quittent la bande, mais généralement des groupes se reforment pour se retrouver dans les cafés. Les plus vaillants continuent avec le bal des Acharnés jusque tard dans la nuit.
Cantate à Jean Bart
Jean Bart, salut ! Salut à ta mémoire
De tes exploits, tu remplis l’univers
Ton seul aspect commandait la victoire
Et, sans rival, tu régnas sur les mers
Jusqu’au tombeau, France mère adorée
Jaloux et fiers d’imiter sa valeur
Nous défendrons ta bannière sacrée
Sur l’océan qui fût son champ d’honneur
Refrain :
Jean Bart, Jean Bart,
la voix de la patrie
Redit ta gloire et ton nom immortel
Et la cité qui te donna la vie
Erigera ta statue en autel (bis)
Un peu d’histoire
Les origines du carnaval dunkerquois remontent au début du XVIIe siècle. Le premier document officiel connu parlant de ces festivités est daté du 16 janvier 1676.
Dunkerque est alors un port de pêche à la morue en Islande.
Ces expéditions durent six mois et sont risquées. De nombreux hommes n'en reviennent jamais, laissant veuves et orphelins. Face à ce danger, les armateurs paient aux pêcheurs une partie de leur solde avant le départ. Une assurance pour les familles. Les armateurs leur offrent également un repas et une fête (la Foye), l’occasion de se défouler avant d’affronter les dangers de la mer. De la Foye naîtra la Visschersbende (qui signifie bande des pêcheurs, en flamand). Elle se déroulait à l'origine durant trois jours, entre le lundi gras et le mercredi des cendres, marquant le début du carême. La tradition est restée : ce sont les Trois joyeuses.
Toutes les festivités se déroulaient dans une auberge. Petit à petit, vers la fin du siècle, les pêcheurs et leurs familles se déguisèrent et envahirent les rues de la ville.
Aujourd’hui, la passion continue. Participer au carnaval constitue une fierté pour les Dunkerquois. Des dizaines de milliers de personnes assistent à la fête et participent à la folie qui s’empare de toute la ville. Les bandes qui se déroulent en général le dimanche après-midi, consistent en un immense défilé où chacun reprend les chants traditionnels.
Le Carnaval est avant tout une fête collective : chacun participe à la folie ambiante, et apporte son entrain et son imagination !
Cependant, avant de participer, il est important de savoir où l’on met les pieds pour trouver progressivement sa place dans la bande…
Petit lexique
Les clet’ches (ou klet’ches) et accessoires
Costumes et déguisements. Même si une proportion d’hommes se déguise en femmes avec chapeaux à fleurs, manteaux de fourrure, mini-jupes et porte-jarretelles, le choix du costume reste à la libre expression de chacun. Le beste klet’che est le plus beau costume.
Les chapelles
Ce sont des maisons amies, particulières, où l’on s’arrête pour se faire offrir à boire, voire à manger. L’idéal pour une halte avant, pendant ou après la bande. Ce lieu mystique n’a bien entendu rien de religieux. Bière, vin rosé et soupe à l’oignon sont servis dans une ambiance musicale des plus festives.
Le chahut
Il constitue le moment le plus physique du carnaval et il vaut mieux éviter de se retrouver devant !
Attention au départ : au signe donné par le tambour major, les cuivres entament une chanson entraînante. Les premières lignes, constituées de fervents et robustes carnavaleux, se bloquent et retiennent derrière elles les milliers de carnavaleux qui poussent et sautent.
Berguenaere
Nom des parapluies géants que les carnavaleux brandissent lors des bandes. Ils sont apparus au milieu de XIXe siècle. Pour se moquer des paysans qui venaient au carnaval munis de leur inséparable parapluie – berguenaere en flamand. Les citadins les auraient imités.
Depuis quelque temps, ils tendent à être concurrencés par le plumeau (ou plum’tche), plus maniable et parfumé d’un parfum de basse qualité. Le masque est peu porté par les carnavaleux qui préfèrent se grimer, ce qui leur permet de ne pas être gêné dans les chahuts, de boire et d’embrasser facilement !
Le tambour-major
Le tambour-major, revêtu d’un costume d’un soldat de l’empire – volumineux colback, redingote bleue à boutons dorés ornée d’imposants galons, pantalon blanc et guêtres assorties – dirige la musique. Chaque bande a le sien. Cô-Pinard, le plus célèbre d’entre eux, a mené la visschersbende pendant plus de vingt ans. Un hymne a été composé en son honneur et entonné avec ferveur par les masquelours lors du rigodon.